Récit d'accouchement : la naissance de Romane à la maison

La grossesse me paraît longue, interminable. Des contractions qui ne signifient rien se succèdent. Mon col est entrouvert, comme en attente.

J’ai parfois des nausées, le bassin qui coince, des insomnies, des fringales du diable… Je ne me faufile plus avec souplesse dans les passages étriqués, je m’échoue lourdement dans le lit plutôt que je ne m’allonge. Mes vêtements de grossesse me paraissent moches et sont maintenant trop justes. J’en ai marre.

Et cette enfant que je ne connais que de l’intérieur, intuitivement, comment est-elle ?

 

La date médicale du terme est le 05 décembre. Selon les astres, il est le 1er décembre. Julien l’attend pour le 24 novembre, quand il n’aura plus de pression au travail et ce sera la neuvième pleine lune. Moi, je l’attends pour le 12 novembre. De toutes façons, j’ai, depuis le début, l’intime conviction qu’elle arrivera plus tôt.

 

Début novembre, Antoine, 3 ans, fait une fièvre de 39°C que rien n’explique. Une amie me rassure et m’apprend qu’elle a déjà entendu parler de maladie de l’aîné qui se déclare une dizaine de jours avant la naissance. J’entre dans l’attente…

 

Le dimanche 11 novembre, je prends un bain, je me lave les cheveux, je me parfume… Je me tiens prête et je dis à ma fille qu’elle peut venir désormais. Mais nous sortons tout juste d’un rhume familial et Julien est encore malade. Je doute. En toute logique, elle attendra que son père soit guéri pour venir… Et je pense aussi qu’elle viendra un week-end. Le lundi 12 novembre au soir, il ne se passe toujours rien.

 

La semaine s’écoule difficilement : je suis à l’affût, en vain, je suis très fatiguée. Je ressens beaucoup d’impatience, j’ai envie de cet accouchement, et parfois, j’ai le vertige, le trac. Antoine joue à m’accoucher, cela me surprend, m’amuse, me gêne un peu. J’ai beaucoup de mal à bien m’occuper de lui. Il réclame son papa et ses amis. Julien me dit que pour m’aider, il se mettra en congé plus tôt : la semaine prochaine, je me dis « tiens, tiens ». J’invite le vendredi une petite copine pour Antoine, une autre maman vient avec sa fille, ça joue joyeusement, je me sens très fatiguée… J’ai envie de nettoyer les placards de la cuisine, l’autre maman me regarde et me demande si je nidifie : je réponds oui, un peu gênée, comme si l’on me prenait la main dans le bocal à bonbons.

 

Antoine aussi est fatigué. Il ne dort pas beaucoup en ce moment, il est inquiet de la naissance proche, de l’arrivée d’un bébé. En jouant, il va chercher les paniers à linge, les vide, il entre dans l’un deux et se met à se débattre à l’intérieur en criant qu’il est coincé et qu’il veut sortir. Je connais ce jeu, il y a joué déjà deux ou trois fois récemment. Ordinairement, je l’aide à se dégager, comme s’il naissait. Cette fois-ci, il ne veut pas que je l’aide, il décharge ses émotions dans cet utérus symbolique, cela dure un bon moment où il pleure. Je reste près de lui jusqu’à ce qu’il se sente prêt à venir dans mes bras. Je l’emmène dans la chambre et la maman repart discrètement avec les deux petites filles pour que nous nous reposions ensemble, juste lui et moi. J’ai de silencieuses contractions, en sourdine, et je pense que demain, samedi, ce sera le 17 novembre et cela fera 7 ans que nous sommes ensemble, Julien et moi… Les contractions ne sont pas régulières, je n’ai même pas mal,  mais je me dis que ce serait bien qu’elle vienne pour cet anniversaire !

 

Le soir nous nous couchons, j’essaie de ne pas penser aux contractions, je me persuade que je me gourre encore à force d’attendre. Je suis allongée, soudain le bébé s’agite dans mon ventre et se met à donner des coups de tête contre le col de mon utérus, exactement comme s’il voulait sortir. Les coups de bélier sont un peu douloureux, je suis surprise de leur insistance, mais j’encourage ma fille. Elle continue ainsi durant de longues minutes. Je m’endors et je rêve que je me baigne nue dans une rivière. Je ne suis pas vraiment une femme, pas vraiment une enfant, mais un peu des deux à la fois. Je pense à mon bien-aimé avec qui j’étais peu de temps auparavant et qui est parti. Pourtant, je ne me sens pas séparée de lui : je suis dans la félicité car c’est avec une certitude absolue que je sais que nous nous retrouverons bientôt car il est mon promis depuis toujours et pour toujours… J’ai quelques contractions légèrement douloureuses dans la nuit.

 

Samedi matin, je me réveille avec Julien, je lui raconte mon rêve merveilleux. Nous nous levons, je sens du liquide couler le long de mes cuisses, je pense que ce sont les eaux, je me dirige vers les toilettes, situées dans la salle de bain, c’est du sang. Je m’assois et je réfléchis : est-ce que c’est le placenta qui se décolle ? Je ne ressens pas de vive douleur au ventre… Julien arrive et, en voyant les tâches sur le carrelage, me demande ce que c’est, je réponds « ben, c’est du sang ! ». Je n’ai pas d’autre explication parce que je ne veux pas lancer de branle-bas de combat et je lui dis que je vais téléphoner à la sage-femme. Je mets une serviette hygiénique. Nous prenons le petit-déjeuner, je traîne, Julien insiste un peu et je me décide à lui téléphoner. Il est 9h du matin, elle arrive à son cabinet. Je lui explique que j’ai perdu un peu de sang couleur vrai sang, mais que ça ne continue pas de s’écouler, et que je n’ai que de faibles contractions irrégulières. Elle me répond qu’elle a déjà une maman qui accouche et qu’elle pensait que c’était elle qui l’appelait. Je m’entends lui affirmer que moi, ce ne sera pas avant la nuit ou le lendemain. Je lui demande si le sang correspond au bouchon muqueux, elle me répond que oui, probablement. Je me sens rassurée. Antoine se lève et joue bruyamment. Je me sens un peu distraite, un peu ailleurs. J’ai retrouvé mon odorat, c’est merveilleux, je pense que je vais pouvoir sentir l’odeur de ma fille, je n’osais y rêver. J’envoie un SMS à ma cousine Servane pour la prévenir que je vais peut-être avoir besoin d’elle ce soir, cette nuit ou demain. Julien taille sa barbe, s’ausculte dans la glace, a envie d’aller chez le coiffeur, finalement je l’aide à la tondeuse et au rasoir à dégager un peu les cheveux de la nuque et il se lave les cheveux. Il se fait beau et je souris intérieurement.

 

J’ai quelques contractions, mais rien de bien sérieux. Je décide que nous allons en famille au supermarché faire quelques courses pour ne manquer de rien pour les jours à venir. En faisant la queue à la caisse, je m’appuie sur le caddie pour me soulager. Je me vois vraiment mal dire aux gens « voulez-vous bien nous laisser passer ? Je suis en train d’accoucher… ». Avec mon manteau, on ne voit même pas que je suis enceinte… Nous faisons aussi la queue pour acheter du poisson et du pain, puis nous rentrons à la maison attendre la livraison du supermarché. Je demande à Julien de me laisser pousser la poussette d’Antoine afin que je m’appuie dessus en marchant, cela me fait du bien, et c’est plus discret…

 

Nous déjeunons, les contractions sont là, mais irrégulières et si peu douloureuses ! Je dis à Julien qu’il peut me laisser cet après-midi pour aller bricoler avec Antoine chez des amis. Si cela devient sérieux, je lui téléphonerai. Un instant dans la cuisine, alors que nous débarrassons et rangeons, Julien m’embrasse. Un vertige inouï monte en moi. Je l’aime infiniment. Avant qu’il ne parte, j’éprouve l’intense besoin d’être dans ses bras, contre lui, cela me fait un bien incroyable. Les contractions s’intensifient un moment. Mon soupçon se vérifie : la proximité avec mon homme active le travail.

 

Je me retrouve seule. Servane me rappelle, elle a prit toutes ses dispositions et se tient disponible pour venir. Je range les courses et je téléphone à l’ami que je devais voir cet après-midi pour annuler. Mon cousin devait l’accompagner, mais là je me sens complètement sur la lune, incapable d’avoir une conversation rationnelle avec deux personnes, incapable d’expliquer à mon cousin que je vais accoucher à la maison. Ils comprennent… je me sens soulagée mais les contractions se sont arrêtées : j’ai stressé beaucoup, pour rien !

 

Il fait nuit tôt désormais. Julien et Antoine sont revenus. J’ai pris un bain relaxant qui m’a fait du bien. Nous sommes dans le lit, Antoine dort et j’éprouve le besoin de me rapprocher de Julien. Bébé ne viendra pas pour notre anniversaire. Depuis quelques heures, je me sens très énervée, comme en colère. Je parle, Julien écoute. Je ressens de la rage à me sentir impuissante, je sens des larmes, j’ai envie de frapper, de me débattre contre et dans quelque chose. Je me sens enfermée. Je repense à Antoine dans le panier à linge sale, au bébé bélier dans mon utérus… Je dis combien je me suis sentie prisonnière, mise en cage à plusieurs reprises dans ma vie. Quelques larmes coulent, les émotions sortent. Je me laisse aller… Julien écoute, présent… je continue de parler, de dire avec des mots les émotions qui montent, m’assaillent, me traversent, je nomme les différentes larmes qui viennent, je libère des souvenirs oubliés, des impressions dont seul mon corps semblait avoir gardé la mémoire.

 

Soulagée, je retrouve une certaine conscience, je remercie Julien pour m’avoir accueillie et écoutée. Je vais dormir, je sais que dans mon sommeil, le travail va mieux avancer. Je sens Julien qui s’agite : il a récupéré mon énervement. Mais je sommeille sans difficulté, quelques contractions vont et viennent, qui parlent mieux, et je les laisse faire, je dors, je lâche prise.

 

J’ouvre les yeux. Il y a eu un petit bond dans mon ventre. J’ai l’impression de perdre encore du sang, je me lève, je vais dans la salle de bain : cette fois ce sont les eaux… Je m’examine, le col s’est bien agrandit, mais je suis incapable de dire à combien j’en suis : 6, 7 ou 8 ? Je sens le crâne du bébé : elle n’a pas beaucoup de cheveux. Je pense qu’il faut que j’appelle la sage-femme. Je regarde l’heure : 01h45. J’ai très faim et je mange une banane. J’ai quelques contractions que je sens mieux. Je réfléchis, j’attends, j’hésite… A la fin d’une contraction je me décide à téléphoner : il est 02h50. L’accouchement du samedi après-midi est terminé et elle est en train de dormir, je me sens gênée de la réveiller. Je lui dis que je viens de perdre les eaux. Elle me demande où j’en suis des contractions mais comme je ne me roule pas par terre de douleur, je lui dis que ça va, qu’elles sont espacées d’environ 5 minutes, mais rien de bien douloureux. Elle me demande si le bébé bouge bien, et je réponds que oui. J’ai la voix claire, elle pense que je ne suis pas en train d’accoucher, elle me dit de la rappeler si cela évolue. Je me sens soulagée : elle ne va pas venir tout de suite et va pouvoir se reposer encore. Alors je vais me recoucher pour essayer de dormir. A peine allongée, une contraction plus douloureuse me prend. Je respire fort, est-ce que je gémis ? Julien se réveille et me demande ce qu’il y a. Je lui apprends que la poche des eaux s’est rompue, que son bébé n’a pas beaucoup de cheveux et que j’ai quelques contractions. Il se lève.

 

Nous rejoignons la salle de bain et je m’installe sur les toilettes. Les contractions sont plus soutenues, cela fait exactement comme des règles bien douloureuses : je respire, je souffle. On a envie de rire, comme pour l’accouchement d’Antoine, enfin, comme au début seulement… Je demande à Julien de mesurer leur régularité : toutes les cinq minutes. Il me demande s’il doit appeler la sage-femme, je lui réponds que non, ça fait un peu mal mais ça va. Je lui demande de me préparer une bouillotte, je la mets sur mon ventre, ça me fait du bien. Une contraction vient, plus aiguë que les autres, je pousse avec mes pieds sur le radiateur en face des toilettes sur lesquelles je suis toujours assise, cela m’aide. Je repense à mon coup de fil avec G. et une parole : « est-ce que le bébé bouge bien ? », je me fige : le bébé ne s’est pas manifesté depuis un certain temps. Je pousse son dos, je bouscule ses cuisses, ses genoux, doucement d’abord puis plus fort : rien. Courbée en deux sous une contraction, je vais chercher le petit stéthoscope d’Antoine dans la chambre. J’ai beaucoup de mal à entendre le petit cœur, il me semble vaguement l’entendre battre, mais très loin... Est-ce parce qu’il n’y a presque plus de liquide amniotique pour conduire les sons ? L’inquiétude devient étau d’angoisse. Un inextricable désespoir monte en moi et soudain, un sentiment monstrueux me prend, elle est là, puissante, terriblement puissante, abyssale : LA PERTE… Elle me broie, je suis un bouchon sur l’océan. Je m’interroge, le bébé est-il mort ? Est-il sur le point de mourir ? S’agit-il d’une autre perte qui surgit maintenant de lointains tréfonds ? On pourrait bien me transbahuter à l’hôpital maintenant, tout me serait égal, je ne sentirais que le ballottement de mon corps, tant la douleur anéantissante m’anesthésierait de tout le monde extérieur. Tout me paraît inexistant sauf le gouffre qui m’engloutit. Je n’ose plus regarder Julien, je ne veux pas lui transmettre ce ressenti effroyable, il me fait confiance pour sentir ce qu’il se passe, et moi j’ai besoin qu’il reste rationnel, qu’il me rassure. Mais je sens mon visage blêmir, me trahir. Il me propose à nouveau d’appeler la sage-femme, cette fois j’accepte, pas pour moi mais pour le bébé... C’est plus raisonnable… Il est 03h28, elle répond à Julien qu’elle vient tout de suite. Elle pense qu’elle va venir me rassurer et qu’elle va rentrer chez elle ensuite. Il y a seulement trois-quarts d’heure, j’étais si détachée… Julien revient, me dit qu’elle arrive, pose ses mains sur mon ventre, et là, elle frémit sous ses doigts… elle est vivante ! Tout s’évapore !

 

Et tout s’accélère ! Il me semble maintenant que je n’ai plus beaucoup de temps devant moi, que bientôt je serai mobilisée totalement. Je demande à Julien de déplier le tatami dans le séjour et de sortir toutes les affaires. Je vais dans la cuisine mettre des molletons doux au four pour qu’ils soient chauds pour essuyer bébé, chercher un grand saladier en inox pour le placenta, une contraction me prend, tant pis, je continue de courir partout courbée en deux. Nous tirons la bâche sur le tatami, une contraction revient, je ne peux plus, je reste là à quatre pattes sans bouger, Julien finit et met par-dessus la bâche une vieille alèse en molleton. Il installe les affaires sur la table :de vieilles serviettes, les alèses, la bétadine rouge pour que la sage-femme se lave les mains, un vêtement au cas où pour le bébé, des chaussons de laine, un bonnet de coton et le petit radiateur électrique qu’il branche immédiatement. Il a mit la chienne dans le dressing avec une barrière. Julien n’a plus le temps de noter les contractions. Je commence à devenir très ronchon mais je retiens mes commentaires de bonne femme insatisfaite sur les hommes qui ne savent jamais où sont rangées les affaires. Je suis retournée dans la salle de bain, du liquide amniotique a continué de couler alors que je marchais. J’entends le radiateur qui tombe de la table et Julien me dit qu’il est cassé. Je suis consternée sans l’être : c’est la merde. Non, finalement après un peu de repos il se remet à fonctionner. Ouf ! Tout est prêt… Julien me rejoint et une contraction beaucoup plus forte vient me saisir, là, je ne sais plus comment me mettre, ça fait mal, la douleur monte, monte, dépasse le seuil de la rigolade, j’attrape Julien, je le bouscule jusqu’au canapé dans le séjour, il faut qu’il s’assoie, je ne sais toujours pas quelle position prendre pour me soulager, je tombe entre ses cuisses et je m’arrime à sa taille, là… comme ça… ça va mieux, je le serre fort… Lentement, elle passe…

 

Le temps n’existe plus : je suis devenue la force vive de l’enfantement avec juste la lueur de ma conscience pour me rappeler que c’est moi qui vis… Je ne sais pas non plus si je traverse ou si je suis traversée. La seule chose tangible qui me raccroche au monde, c’est Julien. Une poignée de contractions viennent ainsi, montent, montent, au-delà du supportable et chaque fois, j’agrippe mon homme, je tire, tord son polo pour ne pas lui labourer les côtes. Entre chacune, je demande à Julien d’aller chercher le sac de couchage, j’ai froid, puis je lui demande une bassine, j’ai envie de vomir bientôt. Je râle, je deviens exigeante, je m’entends lui parler désagréablement mais je ne peux rien y faire. Je pense que j’ai bien fait de l’avoir prévenu de cette potentialité. Il reste calme et son calme me fait du bien. Je pense soudain à Antoine, s’il se réveille, je ne pourrais pas, oh non, je ne pourrais pas lâcher Julien, même une seconde, pour qu’il s’en occupe. Je dis qu’il faut téléphoner à Servane pour qu’elle vienne. Une contraction revient. On frappe à la porte, c’est la sage-femme qui est déjà là. Je pense : « comment a-t-elle fait pour arriver si vite ? », le temps est distordu. Julien me lâche pour aller lui ouvrir. J’entends les bruits de son arrivée, je suis restée accroupie sous mon sac de couchage, la tête dans le canapé ; je pense à la tourner pour lui dire « bonjour, vous allez bien ? » avec un sourire idiot, mais je ne peux même pas : je suis dans le ventre de la contraction. J’essaie d’appeler Julien pour qu’il revienne immédiatement, cauchemar : ma voix ne sort pas ! Alors je tape comme une idiote sur l’accoudoir pour tenter d’attirer son attention, mais il ne voit rien, il est parti dans la cuisine préparer du café, et je devine la sage-femme assise en train d’écrire tranquillement. Je me sens l’air con, mais je m’en fous… La contraction passée, je presse Julien d’appeler Servane. Elle était couchée mais ne dormait pas. Il est 04h45…

 

Je suis de nouveau arrimée avec force à mon homme. La sage-femme s’est assise sur un fauteuil à côté. Je sais qu’elle écoute, je n’ai rien besoin de dire, je sais qu’elle sait où j’en suis. Je pense que c’est franchement génial une sage-femme expérimentée ! Les contractions viennent, montent si haut qu’on croit que la douleur va s’arrêter là, qu’elle ne peut pas monter au delà mais elle continue, continue : toujours plus aiguë. Je me mets à vocaliser des sons graves pour « descendre » la douleur au seuil du supportable, et j’agrippe Julien chaque fois : je suis submergée et il est mon repère. Je m’enracine en lui.  Entre les contractions, je parle peu, je reste un peu sonnée par leur intensité, leur emprise phénoménale. Je ne peux même plus bouger, je cherche tout au plus à améliorer ma position comme je peux : accroupie, assise, à genoux… et je pense… Je pense que cela ne me soulagerait même pas de pousser des jurons, j’ai essayé un « putain de sa race » qui m’a donné un petit rire de la sage-femme. Je pense aux femmes qui réclament la péridurale et je me dis qu’elles ont bien raison…

 

Soudain, j’ai froid, affreusement froid, je grelotte sous mon sac de couchage, peu importe le radiateur qui tourne à fond depuis plus d’une heure, le moindre contact d’air sur ma peau est littéralement insupportable, aussi insupportable que les contractions. Je répète que j’ai froid. Julien me fait remarquer que je suis en sueur. Je l’envoie chier : j’ai froid ! Je tremble comme je n’ai jamais tremblé de ma vie. J’entends la sage-femme. dire quelque chose à Julien, je demande qu’elle répète, je n’ai pas entendu. En fait, j’exige de savoir ce qu’il se dit, je suis d’une humeur de dogue. Elle dit que ce sont les peurs qui se manifestent. Les peurs de quoi ? Je ne me sens pas avoir peur… bizarre, mais ok. Ca continue, les contractions, les tremblements, tout est odieux, j’en ai vraiment marre… Je demande à Julien de poser ses mains dans mon dos, il se met à masser mes omoplates, je peste « mais non, plus bas ! » et la sage-femme lui précise doucement que c’est au niveau des reins que ça fait mal.  Là… juste tes mains posées, mon homme, mon doux, mon tendre… comme tu me fais du bien simplement !

 

Ma cousine arrive, c’est la sage-femme qui va lui ouvrir. J’essaie d’imaginer la vision grotesque qu’elle peut avoir en arrivant. Très douce et belle dira t’elle plus tard, elle nous a découvert simplement enlacés dans la pénombre et le silence. Pourtant, à cet instant, pour moi, rien n’est zen… L’arrivée et la présence de Servane  ne me gênent pas, j’en étais sûre. Et je suis soulagée et heureuse qu’elle soit là…

 

05h40. Un moment de suspension… je sens la tête du bébé prête à s’engager dans la dernière ligne droite. Je ne suis plus dans la torpeur et la douleur des contractions. Je cherche ma position : à genoux, la tête toujours enfouie dans le ventre de Julien et mes bras autour de lui. Tout à coup, mon abdomen se convulsionne violemment, je ne peux pas retenir un son rauque que je trouve laid. Je ne comprends pas tout de suite, la convulsion revient, le son avec, comme un vomissement violent au cœur des entrailles, et je comprends que c’est le réflexe de poussée. Je ne l’imaginais pas si peu glamour. C’est effectivement totalement immaîtrisable… Je me retrouve à nouveau ballottée dans les sensations. Je ne gère rien, ne contrôle rien, je suis dépassée, largement dépassée… Les convulsions reviennent, cela ne fait pas mal, cela ressemble à des vomissements. Je sens la tête du bébé descendre dans mon vagin, remonter un peu deux fois entre les poussées, c’est très bizarre, et j’écarte peu à peu mes cuisses, je m’efforce de prendre conscience des muscles qui sont contractés pour les détendre, pour accepter, libérer la voie. De tout cela, je ne dis rien, je n’ai rien à dire, je sais que la sage-femme sait, mais je ne sais pas si Julien sait que son enfant est en train d’arriver. Je vis tout dans ses bras, à l’intérieur de moi-même, je n’ai pas besoin de lui parler, j’ai besoin de lui tout court… La sage-femme vient derrière moi et soulève le sac de couchage, elle m’aide à finir de retirer ma culotte et installe une alèse. Je sens ma peau s’étirer. Je touche le sommet du crâne qui commence à paraître, mais je suis plutôt préoccupée de savoir comment la tête entière va sortir de là. Cela tire terriblement. Je me demande s’il y a une fin à cet étirement cuisant, et mon corps continue de pousser le bébé, j’ai l’impression que ma peau va se déchirer. Ma sage-femme me dit alors de retenir ma poussée. Je n’aurais jamais cru que cela fût possible ! Je retiens ce que je peux, pas grand-chose, mais juste assez pour adoucir, à défaut de freiner,  l’arrivée de la tête sur le périnée. Ma sage-femme m’encourage en me disant que c’est très bien, que la tête sort tout doucement. J’ai mal, j’ai envie que ça sorte pour ne plus rien sentir, et j’ai peur d’avoir encore plus mal si ça sort. Tout à coup, ça y est, la tête est sortie ! Cela fait comme une ampoule chaude dans ma main. J’adore cette sensation… La sage-femme me dit de continuer à pousser, mais je me sens bien comme ça… elle me répond que le bébé est un peu moins bien, lui ! Je repousse avec une légère contraction, je sens une épaule sortir, puis l’autre, la sage-femme guide le bébé avec adresse dans un mouvement légèrement rotatif et son corps glisse hors de moi. Je ne suis que soulagement et j’entends le petit vagissement de Romane… Un vagissement délicieux suivi d’une paix savoureuse, je distingue son petit corps de grenouille luisant, par terre, entre mes jambes. Il est 05h48. Nous sommes le 18 novembre, 6 jours après la date à laquelle je l’attendais, 6 jours avant celle que pensait son père. Il n’y a plus de sac de couchage, j’enlève mon tee-shirt et la sage-femme m’aide à prendre Romane dans mes bras. Le cordon ombilical est très long. La sage-femme nous apprend qu’elle avait un tour de cordon autour du cou. On m’aide à m’allonger sur le tatami, la sage-femme couvre Romane avec un molleton, et je demande le coussin d’allaitement et un oreiller pour me caler avec elle.

 

Antoine et Servane entrent dans le séjour. Antoine est visiblement très ému. J’apprends que Servane n’était plus là car Antoine s’était réveillé au moment de l’expulsion. Il vient regarder sa sœur de plus près, il est content, il la trouve belle.

 

La sage-femme me dit qu’il est temps de s’occuper du placenta. Je m’entends dire à Antoine qu’on va sortir le petit frère, je me reprends : non, il n’y a pas d’autre bébé, c’est le placenta dont je parle. Je songe à la main de ma sage-femme, une vraie bonne main ! Et je me dis que vraiment, je ne me sens pas d’attaque pour une éventuelle révision utérine… Elle insiste gentiment pour le placenta, alors je pousse pendant qu’elle maintient mon ventre d’une main. Je sens la masse douce sortir facilement et ressens une profonde libération dans mes entrailles.

 

Pendant ce temps, Servane et Antoine sont occupés. Je vois mon fils arriver vers moi sans me regarder : « tiens, c’est pour toi » dit-il à Romane en déposant une toile dessinée à côté d’elle. Je suis bluffée. Servane a pensé à tout : elle avait prévu une toile avec des pastels pour faire une œuvre avec Antoine pour la naissance de sa soeur. Elle lui a aussi apporté un cadeau : un tracteur ! Ils jouent ensemble très calmement à côté de nous. Julien range et nettoie avec la sage-femme qui surveille mes saignements et ma tension.

 

Je me repose avec Romane dans un calme inespéré. Elle prend le sein avec une force qui me surprend. La sage-femme annonce que le cordon a cessé de battre et demande qui va le couper. Antoine n’a pas envie, Julien non plus, Servane accepte et elle lui montre comment faire. Il est 06h10. Je regarde Romane qui regarde son nouveau monde. Elle est totalement en éveil, et je suis impressionnée…

 

A 07h00, je me sens repue de cette première rencontre avec Romane et la sage-femme la pèse et la mesure : 3kg200 et 49 cm. Le papa et son bébé vont faire connaissance en peau à peau dans la chambre et je prends une longue douche chaude… J’ai besoin de souffler, de me ressourcer, de reprendre mes esprits. Je suis surprise de laisser si vite, si facilement et si longtemps le bébé. La sage-femme me répond que c’est parce que je sais ce que je veux, que le papa puisse profiter et découvrir sa fille à cet instant primordial de l’attachement, quand les hormones sont en ébullition. Je crois que Julien a fini par s’endormir, je savoure avec ma cousine et ma sage-femme ce moment de calme béat, cet inhabituel matin ordinaire. Antoine regarde un dessin animé.

 

A 08h00, la sage-femme repart chez elle après avoir vérifié que j’allais bien. Je n’ai qu’une toute petite éraflure qui guérira rapidement sans suture.

 

Julien reparaît avec Romane. Il ne dormait pas. Ils sont restés plus de deux heures, peau à peau, rien que tous les deux. Le papa est heureux. Je prends sa place dans le lit, et il va chercher des pains au chocolats et des croissants, fait du café au lait et nous prenons le petit-déjeuner tous ensemble dans la chambre. C’est calme, c’est doux, c’est simple, c’est vraiment chouette…






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